4-3. Session plénière : Les « FRBR » : spécifications fonctionnelles des notices bibliographiques
Problématiques spécifiquement musicales
Un paradoxe musical : l’écart entre ce que nous dit notre oreille et ce que nous dit le traitement documentaire
« Si loin, si proche » : Expressions à parenté indécelable à l’oreille, Expressions virtuellement identiques.
Cette question du rapport entre œuvres/expressions éloignées dans le catalogue mais dont la parenté est évidente à l’oreille, ou au contraire très rapprochées dans le catalogue mais sans lien évident à l’oreille, n’est pas propre à la musique instrumentale dérivée d’une œuvre vocale.
Ainsi, toutes les Expressions sous forme de réalisation sonore d’une œuvre aléatoire à notation non conventionnelle comme Concerto a tre de Roman Haubenstock-Ramati seront très proches dans le catalogue, alors qu’elles paraissent extrêmement éloignées à l’oreille.
À l’inverse, une œuvre telle que 4’33″ de John Cage aura des Expressions sous forme de réalisation sonore toutes virtuellement identiques (même si, à un niveau conceptuel, l’intention de John Cage était d’obtenir de l’auditoire une perception et une réceptivité constamment renouvelées à chaque « interprétation », et de différencier toutes les Expressions de son Œuvre par le biais des différentes réponses du public).
Les frontières floues de l’œuvre musicale: le problème de la musique vocale
Pas plus que les normes de catalogage existantes, le modèle FRBR n’a pu trouver de réponse rationnelle au problème de la musique vocale, à savoir : un simple changement de texte induit-il l’apparition d’une nouvelle Œuvre ? Si oui, de laquelle de ces deux Œuvres une version sans paroles est-elle l’Expression ?
Nouveau texte => Nouvelle Œuvre ?
- Pas de réponse claire dans les codes de catalogage
- Pas de réponse claire non plus dans les FRBR
Quelques exemples :
- Johannes Ciconia : Aler m’en veus (forme/genre : chanson profane) // O beatum incendium (forme/genre : motet sacré) : le changement de paroles, sans aucun changement du texte musical, induit un changement de forme/genre. Éditions et ouvrages de référence considèrent qu’il y a deux œuvres distinctes.
- Roland de Lassus : Un jeune moine est sorti du couvent // Quitte le monde et son train décevant
- Wolfgang Amadeus Mozart : Leck mich im Arsch (Köchel 382c), publié dans l’édition monumentale de référence avec un nouveau texte, Laßt froh uns sein, en raison du caractère « grossier » des paroles d’origine, telles que les avait voulues Mozart. La contingence du nouveau texte semble de voir n’en faire qu’une expression de l’œuvre, sans définir une « nouvelle œuvre ».
Dans plusieurs de ses articles sur la notion d’œuvre dans les catalogues de bibliothèque, Martha M. Yee se plaint de ne trouver dans son catalogue le chant patriotique America que comme forme rejetée de God save the King ; elle souhaiterait donc manifestement que les deux textes distincts définissent deux œuvres musicales distinctes. Mais en réalité sur cette même mélodie FFGEFG (comment l’appeler autrement que par son incipit musical ?) on trouve une étonnante multiplicité de textes différents :
- Anonyme : God save the King // God save the Queen
- Version allemande : Heil Dir in Siegerkranz
- Samuel Smith : My country, ’tis of thee (« America »)
- Autres versions :
God save the President
God save George Washington
God save the Thirteen States
Now let rich music sound
Come all ye sons of song (« Ode to the Fourth of July »)
God save each female’s right (« Rights of woman »)…
La même mélodie, sous des titres distincts, a par ailleurs servi de bases à plusieurs « sets » de « variations et paraphrases » :
- Johann Christian Heinrich Rinck : Variations pour orgue sur God save the King
- Max Reger : Variations pour orgue sur Heil Dir in Siegerkranz
- Niccolò Paganini : Variations pour violon et orchestre sur God save the King, op. 9
- Ludwig van Beethoven : Variations pour piano sur God save the King, WoO 78
- William Thomas Best : Variations pour orgue sur God save the Queen
- Charles Ives : Variations pour orgue sur America (1891, version révisée en 1902)
- William Schuman : Orchestration des Variations de Charles Ives sur America (1963)…
Quel que soit le code de catalogage, il n’y a rien de commun entre le titre uniforme de l’œuvre d’Ives et celle de Beethoven, alors qu’à l’écoute le rapport est évident. Le modèle FRBR, en établissant des relations précises entre les différentes œuvres et les différentes expressions, permet d’expliciter ce rapport. Reste à préciser si un changement de texte débouche sur l’apparition d’une nouvelle Expression d’une même Œuvre de musique vocale, ou sur l’apparition d’une nouvelle Œuvre de musique vocale. Cette question est probablement vouée à demeurer à jamais sans réponse…
Les « contenus composites »
Œuvre : exemples donnés dans le Rapport final sur les FRBR = des œuvres autonomes.
Enregistrements sonores : le + souvent 1 manifestation a un « contenu composite ».
D’où des points d’ombre :
- Une intégrale est-elle une œuvre ?
- Une anthologie est-elle une œuvre ?Un récital, un best-of sont-ils des œuvres ?
- Toute réunion de 2 œuvres et plus est-elle une œuvre ?
- Le mot « œuvre » est-il bien choisi, finalement ?
Des réponses diverses :
- Norme Z 44-079 : Titres collectifs (« titres de regroupement », « rubriques de classement ») pour regrouper des œuvres « réunies dans un recueil d’édition » (§ 1.4)
- Peter C. Weinstein pour la Bibliothèque numérique de l’Université du Michigan (UMDL) : n’hésite pas à poser l’équation : 3 concertos = 1 œuvre (le contenu global de tout album est vu comme une création originale, soit de l’interprète, soit de l’éditeur)
- OCLC :
Pièges du titre propre et de la présentation
Contexte normatif actuel : tendance à en faire une « œuvre » de Dufay
Ne serait-ce pas plutôt une « œuvre » de l’ensemble La Reverdie, dont les œuvres de Dufay sont des parties composantes ?
Chacune des 2 options est contestable — la manifestation a bien un contenu global, mais ce contenu global est-il une œuvre ?
Ce disque anthologique ne contient qu’une seule œuvre de Pérotin…
… qui n’est justement pas son Alleluia Nativitas !
Devons-nous reproduire cette ambiguïté dans nos catalogues ?
Du point de vue des utilisateurs
Un souvenir personnel de service public :
« Bonjour monsieur, quels albums de James Brown puis-je écouter ici ? »
À l’époque sur Opaline : + de 500 réponses, notices de monographies (albums) et notices analytiques (chansons) pêle-mêle…
… mon lecteur est reparti dépité !…
Aujourd’hui sur le cédérom BnF Audiovisuel : notice classées par ordre alphabétique :
1) anonymes par excès d’auteurs, classés au titre propre
2) non anonymes : classés par vedette principale de la notice de monographie
Depuis 3 jours sur Opale-plus (et bientôt aussi en ligne) : monographies et analytiques pêle-mêle, avec plusieurs options de tri ; existe un filtre « par type de notice » pour éliminer les « analytiques » :
Ce qui serait bien :
La notion d’interprétation est-elle négligée dans les FRBR ?
Critique du Gruppo di studio sulla catalogazione (AIB)
On ne s’intéressera ici qu’à un seul des commentaires qui ont été émis au sujet du modèle FRBR, parce que ce commentaire a des implications pour le traitement de la musique. Il émane de l’Associazione italiana biblioteche (AIB), Gruppo di studio sulla catalogazione. Ce groupe reproche au modèle de mettre sur le même plan, sans hiérarchisation, toutes les Expressions par lesquelles peut se réaliser une Œuvre musicale : version originale (notation d’origine de Hoquetus David de Guillaume de Machaut), autres versions usant du même mode d’expression (édition de Hoquetus David en notation moderne par Leo Schrade), autres versions toujours dans le même mode d’expression mais impliquant un certain degré de transformation du matériau musical (partition de l’orchestration de Hoquetus David par Harrison Birtwistle), autres versions usant d’un autre mode d’expression, c’est-à-dire en l’occurrence pour la musique, interprétation d’une partition préexistante.
Le Groupe de travail italien souhaiterait au contraire que le modèle distingue soigneusement entre ces quatre niveaux d’Expression, et que certains types d’instances de l’entité Expression soient rattachés, non pas directement à l’Œuvre, mais à d’autres instances de l’entité Expression.
Conclusion : Souplesse et « granularité fonctionnelle »
Le modèle FRBR, étant un modèle conceptuel bien « en amont » des modèles de données, peut se prêter à des implémentations plus ou moins détaillées en fonction des besoins du public de chaque bibliothèque ou centre de documentation, à une « granularité fonctionnelle » plus ou moins fine: une bibliothèque généraliste à « grand public » peut se contenter de relier directement les interprétations aux œuvres, alors qu’une bibliothèque de recherche en musicologie peut être amenée à développer un réseau très complexe de relations en définissant des « expressions d’expressions d’expressions… ».
L’improvisation
Improvisation = création concomitante et indissociable d’une Œuvre et d’une Expression ; mais toujours possible de noter une improvisation (=> nouvelle Expression) et d’interpréter à nouveau cette notation (=> troisième Expression).
Finalement, pas un cas foncièrement différent de toutes les autres Œuvres.
L’opéra sur scène : œuvre musicale ou spectacle vivant ?
Traditionnellement, la notion de mise en scène est occultée dans les catalogues (sauf si spécialisés)
Un exemple emblématique :
L’approche catalographique traditionnelle : une vision tronquée et partiale du monde :
La mise en scène est une œuvre :
Schéma proposé à la SIBMAS en septembre 2000 :
Le ballet sur scène : œuvre musicale ou spectacle vivant ?
Hiérarchies d’Expressions
AFNOR CG46/CN357/GE4 : Données d’autorité / sous-groupe Œuvre & Expression (y participent notamment la BnF et la Cité de la Musique)
- travaille sur la définition des éléments de données nécessaires à l’identification sans ambiguïté des œuvres et des expressions ;
- a commencé à définir des niveaux hiérarchiques d’expressions.
Une question fréquemment posée :
Ce modèle peut-il s’appliquer à d’autres musiques que celles du répertoire occidental « classique » (y compris jazz et variétés) ?
Répertoire occidental ancien :
- Simple ajout (ou retrait) d’une voix à une polyphonie : assimilable à un « arrangement », donc à une expression ?
- Époque baroque : la réutilisation à l’infini d’une même œuvre par son compositeur (ou par d’autres…) peut poser problème…
Répertoire occidental contemporain :
- Musiques mécaniques et électroacoustiques : les circonstances d’enregistrement déterminent les expressions.
Répertoire extra-occidental :
- Norme Z 44-079 : « titres de forme » de type « [Traditions. …] » n’obéissent pas à une logique d’œuvremais s’apparentent plutôt à une classification
- Musiques « savantes » (arabe, indienne, japonaise…) : la notion d’œuvre existe
- Souvent, indigence des brochures de disques… « Chant de mariage », « Solo de mbira »…