5. Le fonds musical de la Bibliothèque municipale de Lyon
Une vie musicale ininterrompue depuis le Moyen-âge
De l’histoire de Lyon, depuis sa fondation jusqu’à la fin du Moyen-âge, nous noterons surtout l’importance de la liturgie lyonnaise, une des plus anciennes d’Europe, qui, cependant, semble s’être limitée musicalement au plain-chant, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. En effet, l’orgue, que la tradition locale associait aux cultes païens et aux supplices infligés aux martyrs chrétiens, était interdit dans tout le diocèse (sauf, évidemment, dans les abbayes et les couvents qui ne dépendaient pas de l’archevêque), et les autorités récusaient aussi la polyphonie.
D’autre part les musiques profanes – et il en a probablement existé – ne nous sont pas connues. Il faut attendre le XVIème siècle pour assister au plein épanouissement de cette cité sur le plan culturel autant qu’économique. En effet les séjours fréquents de la Cour, l’arrivée des marchands italiens et le succès des foires allaient faire de Lyon au milieu
du siècle la ville la plus riche de France, la première à s’initier aux techniques bancaires. Les plus grands esprits humanistes du temps ont été en relation avec cette ville, et beaucoup d’entre eux y séjournèrent, y vécurent ou y firent éditer leurs œuvres, notamment Rabelais, Montaigne, Erasme, Clément Marot, Marguerite de Navarre, Maurice Scève, Louise Labé, Pontus de Tyard, l’architecte Philibert Delorme, Nostradamus…
L’activité musicale y était alors intense, avec de très nombreux maîtres et joueurs d’instrument, avec des compositeurs comme Francisco Layolle, Didier Lupi, Claude Goudimel, et des facteurs d’instruments comme Gaspar Tieffenbrücker (mort à Lyon en 1571), naturalisé sous le nom de «Duiffoprugcar», et qu’on qualifie parfois «d’inventeurs» du violon. Cette tradition de facture instrumentale, pour le clavecin (Donzelague, Desruisseaux), les vents et les cordes, allait se poursuivre jusqu’au XIXème siècle (Simiot, Tabard, Sautermeister, Sylvestre).
Mais c’est sans doute dans le domaine de l’édition musicale (inventée en 1501 à Venise) que la cité s’illustre, et voit le premier recueil publié en France en 1528, et des éditeurs comme Jacques Moderne, Beringen ouRobert Granjon diffusent leurs œuvres dans toute l’Europe. Ces éditions du XVIè siècle sont bien représentées à la B.M. de Lyon, qui s’est employée à en réunir le plus possible, sous forme de microfilms, malgré leur dispersion dans les grandes bibliothèques du monde.
La période baroque, encore assez mal connue à Lyon, car le XVIIème reste à étudier, fut marquée, entre autres, par les deux années où Monsieur de Sainte-Colombe, maître de viole, enseigna à l’hôpital de la Charité, puis par le séjour de Rameau, organiste des Jacobins, de 1713 à 1715. Le grand maître du violon français au XVIIIème, Jean-Marie Leclair, y naquit en 1697, avant d’entamer une carrière européenne.Jean-Jacques Rousseau y séjourna, et c’est là qu’il créa un genre nouveau, le mélodrame, qui allait connaître un certain succès.
Au XVIIIème siècle, la réputation musicale de la ville était alors telle que les plus grands compositeurs l’intégraient dans leurs tournées, comme Mozart (1766), Boccherini (1769), Jarnowick (Giornovichi),Clementi (1782), Punto-Stich (1788). L’activité fut aussi intense au XIXè siècle, notamment à l’Opéra (le Grand Théâtre) et à l’opéra-comique (aux Célestins), et l’on vit Liszt venir à cinq reprises à Lyon, pour y donner treize concerts, publiant même une pièce de piano en hommage aux Canuts et à leur révolte; les grands musiciens du moment s’y produisirent: Baillot, Kreutzer, Mazas, Rode, Vieuxtemps, Sivori, Hummel, Thalberg, Clara Schumann, Rubinstein, Sarasate, Franck, Saint-Saëns. Le XXème siècle, bien entendu, n’est pas en reste, tant pour l’opéra que le symphonique et la musique de chambre, la création musicale et l’enseignement. Certains chefs-d’œuvre sont connus et joués assez tôt: en 1806, le Requiem de Mozart, en 1820 l’ Ouverture de Prométhée de Beethoven, bientôt suivie (1828) par les symphonies (sans la Neuvième);les concertos pour piano de Mozart, interprétés par Madame Montgolfier (circa 1833), un oratorio de Mendelssohn (1841), la Fantastique de Berlioz, dirigée par le compositeur (1846).
L’édition musicale reprit à très grande échelle au XVIIIème après une éclipse d’un siècle, en faisant de la ville un des principaux foyers d’édition européen après Paris et Londres (mais sans doute devant Vienne !); elle est aussi très bien représentée à la B.M., qui est le lieu de mémoire par excellence de cette vie passée et encore présente.
Le problème de Lyon, après la période de splendeur du XVIè siècle, est celui de toute ville de province en France, obnubilée par le modèle de Paris. Centralisation oblige, un artiste parvenu à un certain niveau ne peut échapper à l’obligation de «monter» à Paris. Ce modèle est tellement ancré dans les esprits provinciaux, qu’il opère toujours encore, vingt ans après les lois de décentralisation, surtout auprès des décideurs économiques et politiques.
Les chefs d’orchestre Alexandre Luigini ou Jean Martinon, l’organiste et compositeur Louis-Marie Widorillustrent ce phénomène.
Le XXème siècle fut d’abord marqué par les efforts des Witkowski (père et fils) à la tête de l’Orchestre de la Société des grands concerts de Lyon pour faire entendre les œuvres de Debussy ou Stravinsky. Mais c’est surtout à la fin des années 1960 que Lyon trouve un nouveau rayonnement international, avec sonOpéra (et son nouvel orchestre créé en 1983) salué par la critique internationale, avec l’Orchestre de Lyon d’abord Régional (1968) puis National (1984) et avec le Conservatoire National Supérieur de Musique (1980) .
La création musicale est revenue au premier plan grâce à des festivals comme Musique nouvelle (1980 à 1984), Musiques en Scène (depuis 1983) et grâce à des studios comme G.M.V.L., Sonus, C.N.R. et surtout leGRAME (depuis 1981) qui s’est fait connaître par des tournées internationales, par ses spectacles à grandes dimensions et par ses recherches en informatique musicale plusieurs fois primées (Trophée Apple etc.). Le jazz tient également une place importante, et l’on retiendra le nom de l’ARFI et celui de Louis Sclavis.
Une mémoire musicale
Les documents conservés sont divers : partitions musicales, manuscrites et imprimées, livres de plain-chant, psautiers et recueils de cantiques monodiques, méthodes et traités, catalogues de libraires, livrets d’opéras et de ballets, écrits de musiciens (lettres et mémoires), journaux.
Ces différents documents appartiennent à des fonds distincts, constitués à des moments différents, et entrés à la bibliothèque par strates successives. Le lecteur pourra consulter les plus précieux dans la salle du fonds ancien, au cinquième étage. Ils comprennent :
- Le fonds de l’Académie et du concert de Lyon (actif entre 1713 et 1773), qui s’enrichit progressivement de celui de l’Académie des Jacobins (en 1727), de ceux des soeurs Hullot, de Léonard Michon, de Jean-Pierre Christin (fondateur du Concert de Lyon, avec Bergiron), de Soubry et d’Hédelin, notables lyonnais. Ce qui est parvenu à la bibliothèque de Lyon vers 1910 représente environ entre le quart et le tiers de cet ensemble, car il avait subi entretemps de nombreuses pertes, surtout à l’époque de la Révolution.
- D’autres collections musicales, constituées sous l’ancien Régime, enrichissent les fonds, provenant des Jésuites du Collège de la Trinité ou de l’opéra (dont les parties séparées sont conservées aux Archives Municipales de Lyon).
- Aux XIXe et XXe siècles arrivèrent d’autres fonds, par dons ou achats, provenant du CNR de Lyon, de collectionneurs privés comme Georges Becker et Théodore Vautier. La B.M. de Lyon continue une politique d’achats de partitions anciennes, à l’occasion de ventes publiques.
- Enfin, elle a accueilli récemment la collection importante de Monsieur Michel Chomarat, qui continue à s’enrichir régulièrement.
Ces différents documents ont été catalogués par M. Laurent Guillo, pour la musique imprimée (plus de 1000 notices) et les livres sur la musique et par M. Pierre Guillot pour les manuscrits. Un nouveau catalogue des manuscrits musicaux (1000 notices environ), adoptant les normes internationales du RISM devrait voir le jour à la fin de l’année 2002. Les recueils collectifs manuscrits, souvent très volumineux, seront abordés ensuite (3000 notices). Il restera alors à examiner l’énorme fonds de livrets d’opéras ou de ballets.
La qualité des collections
En dehors des livres de plain-chant et des éditions du XVIè évoqués plus haut, l’un des points forts du fonds est constitué par le répertoire que l’on jouait au XVIIIè siècle : Lully et les compositeurs versaillais (ou parisiens) comme Charpentier, De Lalande, Campra, Desmarets, Lallouette, Bernier, Destouches, Collasse, Mouret, Couperin, Montéclair, Boismortier, Clérambault, Leclair, Rameau, Mondonville, pour ne citer que les plus connus.
Les compositeurs lyonnais de ce temps sont aussi très bien représentés : Gouffet, François Estienne, Bergiron, Christin, Grenet, Prin (spécialiste de la trompette marine), Pierre Leclair, ainsi que les Italiens (Carissimi, Stradella, A. Scarlatti, Mancini, Melani, Bassani, Bononcini, Corelli, Vivaldi, Lotti, Pergolèse, Tartini) ce qui montre, une fois de plus, le rôle de carrefour géographique et culturel de Lyon.
Ces générations de compositeurs sont représentées par les genres dans lesquels ils ont excellé, comme l’opéra, le grand et le petit motet (forme religieuse, sur paroles latines), les airs sérieux et les airs à boire, les cantates, les sonates et pièces de clavecin, les suites de symphonies.
La seconde moitié du XVIIIème voit croître l’importance de l’opéra-comique, de la symphonie, de la musique de chambre et de celle pour clavier. Désormais, les genres musicaux de la période classique se présentent essentiellement sous forme imprimée : Gluck, Grétry (le plus grand succès de la librairie musicale au XVIIIè siècle), Dalayrac, Schobert, Gossec, Paisiello, Philidor, Méhul, Boïeldieu, Pleyel, Viotti, Sacchini, Monsigny, Clementi, Spontini.
Le lecteur sera peut-être désappointé de ne pas rencontrer souvent les noms qu’il connaît le mieux : Bach et Mozart par exemple. Mais il faut bien comprendre que ces musiciens étaient à peine joués et presque inconnus en France au moment où ces fonds se sont constitués. Les fils de J.S. Bach, Carl Philip Emmanuel et Jean-Chrétien, en leur temps bien plus connus et diffusés que leur père, sont donc mieux représentés que celui-ci à la Part-Dieu. Le lecteur pourra, le cas échéant, trouver quelques partitions des musiciens les plus célèbres dans le fonds moderne et dans des éditions plus récentes, ou bien dans le remarquable fonds que Michel Chomarat élargit sans cesse par ses acquisitions en France ou à l’étranger – avec notamment un motet manuscrit de J.S. Bach (la source la plus ancienne de cette œuvre) ou une messe de Pergolèse.
N’oublions donc pas qu’une bibliothèque musicale comme celle de la Part-Dieu nous restitue le souvenir des goûts musicaux de nos ancêtres, et que ceux-ci préféraient de beaucoup de Lalande à Haendel, Grétry à Mozart, ce qui ne laisse pas de surprendre le goût moderne !
Relevons pour finir quelques pièces précieuses, comme l’oratorio Il David d’Alessandro Scarlatti, seul exemplaire connu, ou comme le manuscrit autographe du livret du Devin de village de Jean-Jacques Rousseau, et au chapitre des écrits de musiciens, des lettres de Rameau, de Liszt, et le Journal manuscrit d’Ernest Chausson.
Il s’agit donc manifestement d’une des plus importantes bibliothèques françaises par la qualité et la quantité des œuvres musicales.
Jérôme Dorival, musicologue compositeur