3. Collections rares dans les conservatoires
Vendredi 23 juin 2006 / 11h00-12h30
Branche des bibliothèques d’établissements d’enseignement de la musique
Présidente : Anne Le Lay, Conservatoire national de région, Boulogne-Billancourt
L’intitulé même de cette session me pose problème. Pourquoi les bibliothèques de conservatoire conservent-elles des collections rares et le doivent-elles ? J’organiserai ma présentation en trois parties :
- réflexions préliminaires
- évolution de la bibliothèque du Conservatoire
- un exemple type : la Bibliothèque Božidar Kantušer
Les bibliothèques dépendant d’établissements d’enseignement musical ont pour mission prioritaire me semble-t-il, d’accompagner sur le plan documentaire les grandes orientations pédagogiques de l’institution dans ses multiples activités (cours, masterclasses, concerts…) et donc, la constitution et l’enrichissement d’un fonds plus particulièrement axé sur la pratique musicale. Rien, si ce n’est peut-être le suivi de certaines disciplines d’érudition lorsqu’elles y sont dispensées (histoire de la musique et musicologie, esthétique, analyse musicale…) ne les prédispose, a priori, à développer un fonds spécifiquement destiné à la recherche, a fortiori un fonds patrimonial. C’est d’autant plus vrai lorsque cette mission est, par ailleurs, officiellement dévolue à une autre bibliothèque, de surcroît relativement proche géographiquement. C’est entre autre le cas en France, par exemple, et surtout à Paris où cette fonction est inscrite dans les missions fondamentales de la Bibliothèque nationale de France (et de quelques autres), mais également en province où c’est celui des bibliothèques municipales dites « classées ». La raison en est historique, puisque le noyau dur de ces établissements a été constitué à la fin du XVIIIe siècle à partir des dépôts rassemblant les confiscations révolutionnaires (ayant d’ailleurs généré la création de telles bibliothèques), afin de rendre accessible au plus grand nombre un patrimoine jusqu’alors de propriété privée. On peut d’ailleurs préciser que cette préoccupation, en France, se reflète encore à l’heure actuelle dans la gestion administrative des personnels d’état dépendant du ministère de la Culture qui ne peuvent être affectés qu’à de telles bibliothèques.
Un certain nombre de raisons historiques ou culturelles, sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici, nuancent néanmoins ce constat car, nous le savons tous fort bien, les choses sont loin d’être aussi simples dans la pratique. Des fonds de recherche et ayant acquis (et acquérant toujours) une valeur patrimoniale se retrouvent dans nombre d’autres institutions, par exemple certaines bibliothèques universitaires.
Dans ce contexte, qu’en est-il des collections constituées au sein des établissements d’enseignement musical ? Nous sommes tous, dans notre profession et quel que soit le contexte administratif, voire politique, dans lequel nous évoluons, confrontés à un certain nombre de situations reposant en permanence la question du statut –pédagogique ou de recherche ?- de nos bibliothèques, soit parce que des fonds constitués à l’origine à des fins pédagogiques acquièrent petit à petit un statut d’objet de recherche par leur ancienneté, leur rareté ou leurs particularités physiques (annotations d’éminents musiciens…), soit par suite de dons et legs plus ou moins prestigieux ayant été faits. Les raisons invoquées sont :
- parce que nos établissements sont considérés comme au cœur de la vie musicale ;
- par volonté délibérée de nourrir les enseignements qui y sont dispensés ;
- parce que nos bibliothèques sont considérées comme plus facilement accessibles au public ;
- pour des raisons affectives, nombre de musiciens étant attachés à l’institution dont ils sont issus et où, pour certains, ils ont effectué l’essentiel de leur carrière.
La bibliothèque du Conservatoire de Paris
Le cas de la bibliothèque du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, désormais dénommée Médiathèque Hector Berlioz, me semble particulièrement symptomatique de cette problématique puisqu’elle a, au cours de plus de deux siècles d’histoire, successivement acquis, perdu, puis regagné un statut de bibliothèque de recherche.
Créée en 1795 en même temps que le Conservatoire, elle est dès ses origines à la fois une bibliothèque d’étude et de recherche, avec une volonté encyclopédique d’englober toutes les musiques de toutes les cultures (il n’est peut-être pas inutile de rappeler que c’est justement en cette fin du siècle des Lumières que se développe l’intérêt pour les musiques du passé et qu’apparaissent les premiers historiens de la musique).
Constituée, comme tant d’autres, à partir des confiscations révolutionnaires et s’enrichissant notoirement au cours du XIXe siècle, elle est à l’époque la grande bibliothèque musicale de référence en France (comptant près de 100.000 volumes à la fin du siècle), statut clairement revendiqué d’ailleurs, dans les années 1830/1840, par l’un de ses plus actifs directeurs, Auguste Bottée de Toulmon qui, non content de recevoir le dépôt légal de la musique imprimée (institué en 1834), revendique également, à un moment donné, le transfert des livres sur la musique de la Bibliothèque nationale, dont les collections musicales sont, dit-il, beaucoup moins accessibles que celles du Conservatoire.
Ce statut de bibliothèque de recherche, elle va le perdre au XXe siècle. Compte tenu du peu de moyens dont dispose le Conservatoire pour entretenir ces collections extrêmement prestigieuses et par souci de centraliser en un même lieu le patrimoine musical écrit, la bibliothèque est rattachée par décret à la Bibliothèque nationale en octobre 1935 et, plus spécifiquement, au département de la Musique dès sa création en 1942. En 1964 y est transférée la majeure partie du fonds ancien et précieux, dont la totalité des manuscrits autographes (entre autre celui du Don Giovanni de Mozart, son document le plus emblématique offert à la fin du XIXe siècle par la cantatrice Pauline Viardot). Ce « démantèlement » s’achève à la fin des années 1980, avant la création officielle de la Médiathèque Hector Berlioz, désormais détachée de la Bibliothèque nationale qui y laisse néanmoins en dépôt l’ensemble des documents sonores et un vaste choix d’ouvrages pouvant servir à l’étude (dont tous les usuels), tout en maintenant le principe de l’attribution d’un exemplaire du dépôt légal.
Ce qui caractérise la nouvelle bibliothèque, c’est la volonté d’en faire une véritable bibliothèque d’étude prioritairement au service des élèves et enseignants du Conservatoire –musiciens et danseurs. La grande nouveauté est la constitution et l’ouverture d’une importante section de prêt incluant tous les types de documents (et totalisant désormais plus de 45.000 documents). La vocation à la « recherche » de la bibliothèque est totalement éclipsée et il est même suggéré, dans certains documents administratifs, que les fonds destinés à la recherche proprement dite – et plus particulièrement les fonds rares et précieux – que pourraient recevoir par la suite la bibliothèque soient confiés à la Bibliothèque nationale.
Et pourtant, moins de vingt ans après sa création et sans avoir œuvré en ce sens, la Médiathèque Hector Berlioz est en quelque sorte redevenue, avec ses près de 180.000 documents, une bibliothèque de recherche :
- parce que même des fonds strictement destinés, à l’origine, à l’usage pédagogique, ont acquis une indéniable valeur patrimoniale : par leur rareté (certains fonds de disques) ou leurs traces d’usage (musique provenant des bibliothèques de classe, dont celui de la classe d’orgue, déposé l’année dernière et dont nombre d’exemplaires sont annotés par d’anciens professeurs-organistes prestigieux (Alexandre Guilmant, Marcel Dupré)) ;
- parce que des dons et legs continuent à enrichir les collections, les raisons invoquées par les donateurs étant variées et recoupant celles mentionnées plus haut :
- pour nombre d’entre eux (surtout les plus âgés), la musique en France, c’est « le Conservatoire » vers lequel on se tourne spontanément pour offrir une collection musicale (par exemple, le fonds Robert Goute, fondateur de l’Association internationale de l’Ecole française de tambour) ;
- par souci d’aider les étudiants en enrichissant leur fonds d’étude (cela est vrai, en particulier, pour les dons de discothèques) ;
- par attachement des musiciens à une institution dont ils sont issus et que, pour certains, ils ont longuement servie : manuscrits musicaux des anciens directeurs (Raymond Gallois-Montbrun, Raymond Loucheur, Xavier Darasse), fonds important sur les ondes Martenot provenant de la bibliothèque de Jeanne Loriod (dont de nombreuses copies de manuscrits), bibliothèque de travail d’Olivier Messiaen ;
- par souci d’en faciliter l’accès aux étudiants-chercheurs : legs Monique Rollin (archives très importantes pour l’étude de la musique de luth des XVIIe et XVIIIe siècles), don attendu début juillet d’un musicologue de copies d’un grand nombre de lettres de Charles Gounod (2.300, environ) afin que des équipes de recherche puissent facilement les exploiter.
La Bibliothèque Božidar Kantušer
Particulièrement significatif, en ce sens, me paraît le dépôt effectué récemment à la médiathèque d’une collection considérable de musique contemporaine, celle accumulée pendant plus de trente ans par le compositeur d’origine slovène et ancien élève d’Olivier Messiaen, Božidar Kantušer (1921-1999). Il fonde en 1968, à Paris, la Bibliothèque Internationale de Musique Contemporaine (BIMC) afin d’œuvrer pour la préservation et la diffusion de la musique « savante » de son temps, de tous pays et sans parti pris esthétique. Il obtient d’ailleurs, pour ce projet, le soutien de compositeurs tels Henri Sauguet, Maurice Ohana, Darius Milhaud, André Jolivet et Henri Dutilleux. Il va alors prendre contact avec nombre de compositeurs et d’éditeurs du monde entier, les incitant à déposer gratuitement un exemplaire de toutes leurs productions. La BIMC, rebaptisée à la mort de son fondateur Bibliothèque Božidar Kantušer, est d’abord installée au centre de Paris, à la Cité internationale des Arts, puis élit domicile au printemps 2002 au Conservatoire supérieur de Paris (conservatoire municipal) où elle reste quatre ans. Depuis avril 2006, elle a intégré la Médiathèque Hector Berlioz où ses 25.000 documents sont facilement accessibles, même si la base de données ne peut pas encore être rétroconvertie dans notre catalogue (il faut donc se contenter d’un fichier manuel). Elle compte désormais 23.500 partitions (dont nombre de copies de manuscrits), mais également 1.100 enregistrements sonores sur tous supports. 77 pays des cinq continents sont représentés dans les fonds, avec entre autre une contribution notable des pays scandinaves, dont la Suède. 3.750 compositeurs et 400 maisons d’édition ont apporté (et, pour certains, continuent à apporter) leur contribution à ce superbe projet philanthropique.
Soucieux de faciliter l’accès à cet immense répertoire et désireux d’enrichir la documentation autour de ces musiciens, Božidar Kantušer conçoit un catalogue très complet, même si la description bibliographique n’obéit pas aux normes internationales en vigueur, avec :
- un classement par auteurs ;
- un classement par nationalité ;
- un classement par instrumentation permettant, grâce à un ingénieux codage de la distribution, de trouver rapidement des œuvres pour une formation particulière, même rare.
Désormais informatisée – mais sur un système incompatible, pour le moment, avec celui de la Médiathèque Hector Berlioz -, la bibliothèque a publié à intervalles plus ou moins réguliers quatre types d’annuaires :
- un annuaire de musique française classée par compositeurs ;
- un annuaire de musique française classée par instrumentation ;
- un annuaire général international par compositeurs ;
- un annuaire général international par instrumentation.
De surcroît, un dossier personnel a été établi pour nombre de compositeurs, comportant de précieuses indications biographiques.
A l’évidence, ce fonds constitue un enrichissement considérable pour notre bibliothèque et dépasse largement, on s’en doute, sa fonction initiale pratique de diffusion de la musique contemporaine internationale. Vaste miroir de tous les courants de musique dite « savante » depuis 1945, de surcroît toujours en cours d’accroissement, il constitue déjà – et ce statut devrait se renforcer au fil des ans – un incontournable fonds de recherche.
Cet exemple, me semble-t-il, illustre de manière symptomatique la dualité des bibliothèques dans les établissements d’enseignement musical où les collections, par une évolution naturelle, d’objet d’ « étude » acquièrent un statut d’objet de « recherche ». La délimitation, d’ailleurs, entre « étude » et « recherche » mériterait d’être précisée, car la terminologie est relativement floue.
Restent néanmoins posées un certain nombre de questions fondamentales, à savoir :
- Est-ce la mission de ce type de bibliothèque de constituer – ou du moins accueillir – des documents rares et précieux, non destinés à un usage pratique immédiat ? Nous savons que cette mission est régulièrement contestée, comme cela a été le cas récemment à l’occasion d’un don extraordinaire de manuscrits à la Juilliard School.
- Si oui, ces bibliothèques ont-elles les moyens de préserver, enrichir et communiquer ce type de fonds ?
- Sinon, doivent-elles les déposer dans d’autres établissements dont c’est la mission fondamentale, quitte à aller à l’encontre de la volonté (ou des dispositions testamentaires) de généreux donateurs ayant spécifiquement choisi ce lieu d’élection ?
La longue histoire de ma propre bibliothèque prouve que ces questions sont récurrentes et loin d’être résolues.
Mais en définitive, ne peut-on pas penser que la dématérialisation croissante des ressources documentaires, en permettant l’accès à distance, les rendra facilement accessibles à tout type de bibliothèques, leur permettant ainsi de proposer à moindre frais nombre de documents propices à la recherche, sans pour autant détenir les originaux ? Il s’agira, alors, d’une question purement sentimentale…
Dominique Hausfater
Directrice de la Médiathèque Hector Berlioz
du Conservatoire national supérieur de musique et danse de Paris