7. Premiers résultats de recherche entre la fin de l’Ancien Régime et le 9 Thermidor (1773-1794)
L’outil « RPCF » met au service du chercheur les moyens méthodologiques de traiter en masse et en détail un ensemble de programmes de concert. En étudiant de façon exhaustive les programmes des concerts parisiens et provinciaux entre la fin de l’Ancien Régime et le 9 Thermidor, on parvient à des résultats statistiques qui éclairent le système d’organisation du concert en France. Pour appuyer cette affirmation, il suffit de reprendre quelques-unes des conclusions qui ont été tirées de la confrontation de trois corpusétablis entre 1773 et 1794, à Paris et dans deux villes de province, Rouen et Bordeaux. Cet ensemble représente environ un millier de concerts, dont 900 concerts à Paris à paraître dans la collection Répertoire de programmes de concerts en France dirigée par Patrick Taïeb et Hervé Lacombe (1). Cette masse documentaire, obtenue par dépouillement systématique de la presse – la source la plus fiable à partir de 1750 –, suggère une pluralité de thématiques de recherche et de réflexion, dont voici quatre aperçus : premièrement, les enfants prodiges ; deuxièmement, les concerts à bénéfice ; troisièmement, Paris et la province ; quatrièmement, l’échec de Mozart à Paris.
Premièrement, les enfants prodiges. L’un des chapitres tirés de ma thèse de doctorat (2) est consacré aux enfants prodiges de concert, phénomène émergeant dans les années 1730 et s’intensifiant jusqu’à la Révolution française, dont il est possible, par questionnement de la base RPCF, de mesurer précisément l’évolution par le traitement statistique des milliers d’informations recueillies : nombre d’enfants par décennie, répartition des enfants par sexe, par âge, par instrument, par type de répertoire, par longévité de la carrière, par concrétisation de cette carrière, etc. Musicien incontournable du concert public au xviiie siècle, l’enfant est de toutes les figures d’interprètes celle autour de laquelle la curiosité du public se focalise le plus, celle qui participe à donner un contenu varié aux programmes de concert à Paris. L’enfant permet toutes les expériences, autant en termes d’exhibition que de répertoire, et cette malléabilité provoque des mutations discrètes sur l’organisation du concert. On peut noter par exemple une plus grande participation de la femme au concert, puisque 42 % des enfants sont de sexe féminin, proportion que l’on ne retrouve pas chez les adultes. Enfin, la tendance globale du répertoire véhiculé par l’enfant est de favoriser l’implantation d’œuvres étrangères récentes, en créant en public de nombreux morceaux germaniques et italiens inédits, la part française étant souvent réduite aux œuvres des professeurs. À travers l’enfant, c’est aussi un répertoire diversifié qui franchit et renouvelle le programme de concert, en puisant abondamment dans les œuvres de musique de chambre et en organisant la saison de l’enfant autour d’une dynamique de répertoire qui mélange les genres (concerto, sonate, symphonie concertante, Thème et variations, duo, trio, etc.)
Ces enfants deviennent enfin les premiers agents de la transmission intergénérationnelle du répertoire de la fin de l’Ancien Régime, qui compose le premier socle pédagogique du Conservatoire et explique comment les répertoires modernes deviennent « classiques ». Il n’est pas sans importance de souligner que la République a fondé sa principale institution musicale sur cet héritage en recrutant les principaux musiciens de concert comme professeurs du Conservatoire dès son inauguration en 1795. Avec la fondation du Conservatoire, c’est un ensemble d’œuvres et d’artistes apparus au cours des années 1773-1794 qui sont offertes au public par la voie des Exercices des élèves du Conservatoire et qui constituent désormais le socle de référence dans la formation de l’élite musicienne jusqu’aux générations d’Hector Berlioz, Ferdinand Hérold ou Félicien David.
Deuxièmement, les concerts à bénéfice. Une autre innovation du concert de la dernière décennie pré-révolutionnaire, discrète mais extrêmement efficace, est la multiplication des concerts à bénéfice, organisés en marge des exercices du Concert Spirituel et en marge de tout privilège, mais précisément par le directeur du Concert Spirituel et avec l’autorisation de l’Académie royale de Musique qui veille à limiter son expansion. Le Concert spirituel devient d’ailleurs son agent de promotion le plus actif, pour s’assurer la présence de virtuoses à Paris dans le but de constituer l’affiche de la saison : extrêmement rémunérateur, le concert à bénéfice est donc un élément de la négociation au moment de l’engagement des virtuoses pour la saison du Concert Spirituel. Si son expansion est limitée jusqu’en 1789, son apparition à quelques années de la Révolution française souligne l’orientation de toute une société œuvrant à la libéralisation des espaces culturels régis par le privilège. On remarque également à partir de 1783 trois mutations de la forme primitive du programme de concert à bénéfice, qui s’apparente, à l’origine, au modèle du programme éclectique : premièrement, on assiste aux premières associations de virtuoses ; deuxièmement, on remarque la naissance du pluri-instrumentisme sur la scène publique ; troisièmement, se multiplient les réitérations d’un même bénéficiaire au sein du programme. Ces évolutions confèrent au concert à bénéfice une dimension commerciale qui n’exclut pas une recherche d’excellence, mais qui se traduit aussi par une concentration du programme autour d’une personnalité musicienne. Elles témoignent de l’émergence avant la Révolution française d’une forme d’organisation nouvelle, préfigurant le « concert d’artiste », que l’on nomme au xixe siècle le récital.
Troisièmement, Paris et la province. J’ai consacré aux échanges entre Paris et la province la troisième partie de ma thèse de doctorat, dont j’ai extrait deux articles parus, le premier sur la mobilité des musiciens de concert entre Paris et le Musée de Bordeaux (3), le second sur la naissance du concert à Rouen à la fin de l’Ancien Régime (4). L’analyse simultanée des trois corpus de programmes de concert à Paris, à Rouen et à Bordeaux, souligne l’importance de l’année 1783, qui matérialise un basculement dans l’histoire du concert en France. Non seulement des évolutions sont perceptibles à Paris, mais d’autres éveillent le public provincial aux pratiques les plus affranchies du concert.
Car que constatons-nous à Bordeaux comme à Rouen ? Le concert à bénéfice s’y développe avantageusement et prolifère beaucoup plus rapidement qu’à Paris, sans qu’il existe de structure comme le Concert Spirituel pour favoriser cette pratique. Si l’on compte une quarantaine de concerts à bénéfice à Paris entre 1777 et 1789, on en relève autant sur une période deux fois plus courte à Bordeaux, de 1783 à 1789, et quatre fois plus réduite à Rouen, de 1792 à 1794. En province, le concert à bénéfice s’impose aux organisateurs comme le meilleur moyen d’attirer vers eux les interprètes issus du marché musical parisien. Jusqu’en 1789, cette forme d’organisation est de loin la plus avantageuse pour le virtuose, qui se trouve en province en situation de monopole ou en association, contrairement au concert parisien dans lequel il partage l’affiche avec de nombreux talents. C’est précisément à partir de 1783 que l’accroissement du nombre de virtuoses s’accélère dans le milieu parisien : d’un côté, les musiciens étrangers sont de plus en plus nombreux ; de l’autre, la première génération des concertistes français apparaît. Les tournées en province entre la fin de l’Ancien Régime et le Directoire préfigurent encore une fois l’émergence du récital, forme d’organisation du concert dont le modèle primitif pourrait être le concert à bénéfice en province, beaucoup plus évolué que celui pratiqué à Paris entre 1777 et 1789.
Quatrièmement, l’échec de Mozart à Paris. La confrontation des trois espaces de représentation du musicien de concert éclaire les logiques de production qui se complètent plus qu’elles ne sont concurrentielles sous l’Ancien Régime. Les 25 concerts donnés les jours de fêtes religieuses par l’institution royale, le Concert Spirituel, sont toujours précédés jusqu’en 1781 de 12 concerts privés programmés au Concert des Amateurs et stimulés par la programmation de concerts autorisés à titre exceptionnel, les concerts à bénéfice. Le calendrier reconstitué entièrement et en détail concentre une intense activité de concert entre les mois de décembre (début de la saison au Concert des Amateurs) et d’avril (fin de la quinzaine de Pâques au Concert Spirituel), soit 30 concerts en un peu plus de 4 mois. Le succès parisien des virtuoses étrangers est désormais moins tributaire de la Cour qu’il ne l’est du Concert des Amateurs, où le nouveau directeur du Concert Spirituel, Joseph Legros, vient « faire son marché » en virtuoses pour composer les programmes de la quinzaine de Pâques.
Ce phénomène de « marche-pied » se lit dans l’itinéraire parisien de plusieurs virtuoses étrangers en séjour à Paris, notamment les musiciens de l’orchestre de Mannheim. C’est en partant de la reconstitution de la chronologie des concerts parisiens, que j’ai pu ainsi démontrer dans ma thèse et dans un article à paraître (5) les raisons de l’échec du voyage de Mozart à Paris en 1778. En effet, Mozart commet la faute de retarder son arrivée à Paris en mars 1778, alors qu’elle était prévue initialement en décembre 1777, témoignage irréfutable de l’ignorance totale de Wolfgang et de son père des nouvelles logiques de production qui s’organisent à partir de 1774. Le processus de l’échec est donc déjà enclenché bien avant l’installation de Mozart à Paris : d’un côté, comme compositeur, Mozart manque totalement les débuts de la saison des concerts qui s’enchaînent sans répit entre décembre et avril ; de l’autre, il s’installe à Paris alors que les programmes de la quinzaine de Pâques, les derniers de la saison, sont déjà bouclés.
Pour conclure, immanquablement, le RPCF est un outil qui opère une révolution méthodologique permettant les questionnements nouveaux, évoqués ponctuellement ou à titre anecdotique par la bibliographie française. Il est temps de sortir de l’ouvrage de Constant Pierre sur le Concert Spirituel et d’étudier l’objet « concert » non pas en se limitant à l’activité d’une institution en particulier, mais en replaçant cette institution dans la cité et dans une chronologie qu’il faut enfin repenser. Car la révolution du concert en France n’a pas lieu en 1789 : jusqu’en 1794, ce sont encore les habitudes d’Ancien Régime qui forcent la programmation, certes dans un contexte de libre concurrence. Les signes avant-coureurs de la révolution du concert en France sont perceptibles à partir du changement de règne en 1774 pour atteindre un point culminant en 1777.
Ces premières conclusions doivent encore s’affiner par l’ajout de données récoltées dans d’autres métropoles provinciales en France, mais surtout, elles doivent nous engager à la conquête de l’espace européen. L’outil « RPCF » est à la disposition de tous : par une méthodologie éprouvée depuis près de 10 ans et par l’utilisation d’une base de données commune, il est l’outil le plus avancé pour aborder les problématiques de la circulation et de la mobilité des musiciens et des répertoires de concert, vaste entreprise que seule la convergence des moyens humains peut réussir à circonscrire dans le temps humain.
Joann Elart,
Maître de conférences à l’Université de Rouen
- Joann Élart, Répertoire des concerts parisiens. De Louis XVI à la Révolution, 1773-1794 (Symétrie / Fondation Palazetto Bru-Zane Centre de musique romantique française, 2009).
- Musiciens et répertoires de concert en France à la fin de l’Ancien Régime, Thèse de doctorat inédite, dir. Patrick Taïeb, université de Rouen, 2005.
- « La mobilité des musiciens et des répertoires : Punto, Garat et Rode aux concerts du Musée », Le Musée de Bordeaux et la musique 1783-1793, éd. Patrick Taïeb, Natalie Morel-Borotra et Jean Gribenski (Rouen : PURH, 2005), p. 157-173.
- « Les origines du concert public à Rouen à la fin de l’Ancien Régime », Revue de musicologie, n° 93/1 (2007), p. 53-73.
- « Retour sur le séjour de Mozart à Paris (1778) », La réception de l’œuvre de Mozart en France et en Angleterre jusque vers 1830, colloque international, université de Poitiers, 16-18 novembre 2006, textes réunis par Jean Gribenski et Patrick Taïeb (Lyon : Symétrie, 2010).