Documentation professionnelle

2. Société internationale de musicologie. Les programmes de concert comme champ de recherche en musicologie

Le Répertoire des programmes de concert en France

William Weber, California State University, Long Beach
Patrick Taïeb, Professeur à l’Université de Rouen
Hervé Lacombe, Professeur à l’université de Rennes
Etienne Jardin, Chargé de recherche, Université de Rouen
Jean-Christophe Michel, Directeur des éditions Symétrie
Joann Elart, Maître de conférences à l’Université de Rouen
Yannick Simon, Maître de conférences à l’Université de Rouen

Table ronde avec Catherine Massip, Bibliothèque nationale de France,
Rupert Ridgewell, British Library, Londres,
Henry Vanhulst, Université libre de Bruxelles,
Patrick Taïeb
et William Weber

Les programmes de concert comme champ de recherche en musicologie

William Weber, California State University, Long Beach

Les programmes de concert ont longtemps été secondaires, tant pour les interprètes que pour les chercheurs. Au XVIIIe siècle, un programme était généralement annoncé à l’auditoire, mais dans les cas où un prospectus était distribué, ce dernier ne permettait pas le plus souvent d’indentifier précisément les pièces exécutées. A notre époque, les bibliothèques ne se donnent pas la peine de de cataloguer ces document comme elles le font pour les partitions. Quant aux chercheurs, ils n’ont que tardivement prêté attention aux pratiques entrant dans la composition d’un programme et ils commencent seulement à considérer cette préoccupation comme un sujet en soi de la discipline musicologique. A cause de leur intérêt privilégié pour les chefs-d’œuvre et les grands maîtres, ils ont généralement consulté les programmes dans l’intention de repérer des exécutions et en analysant sommairement ou pas du tout le processus d’élaboration des programmes eux mêmes.

Image n°1 : Programme du Concert spirituel (Paris) pour l’Assomption (15 août 1754).

Mais cela a commencé à changer. Dirigé par Rupert Ridgewell, le Concert Programmes Project (1) de l’Association internationale des bibliothèques musicales a entrepris de localiser et de cataloguer les collections de programmes de concert dans plusieurs pays. Des musicologues français ont également pris des initiatives, en particulier le Répertoire des programmes de concert en France (RPCF) dirigé par Patrick Taïeb, en publiant des programmes, surtout pour le XVIIIe siècle à Lyon (2) et Bordeaux (3), et à Angers autour de 1900 (4). Je voudrais donc montrer les enjeux inhérents au catalogage systématique ou à l’étude des programmes de concert.

Le Concert Spirituel, première grande série de concert en Europe, est un bon point de départ. Il semble que durant toute l’histoire de l’Institution, de 1725 à 1791 les programmes des concerts n’ont jamais pris la forme d’un prospectus. En revanche, des affiches d’environ quarante sur cinquante centimètres étaient placardées en ville. Un membre de l’administration de l’Académie royale de musique (Opéra), le « sieur Soubra », était chargé de faire connaître aux auditeurs les pièces exécutées au concert, comme l’a démontré Beverly Wilcox (Université de California, Davis) (5). Les affiches fournissent plus de détails qu’à l’ordinaire à cette époque. Nous voyons ici (Image no 1) une affiche de 1754, découverte à la Bibliothèque Nationale par Mme B. Wilcox, qui fait une nette distinction entre l’interprète et le compositeur d’un concerto, ce qui se faisait rarement ailleurs jusque, environ, 1800. À l’inverse, les auditeurs londoniens étaient tenus au courant par les annonces de presse des concerts organisés par le principal concert à souscription et, là encore, une telle distinction n’existait pas dans la présentation des concertos. Les prospectus imprimés étaient alors très rares. Par exemple, Pierre Baillot n’en fournissait pas pour ses concerts de musique de chambre entre 1814 et 1834, et, à Vienne, Johann Strauss le jeune utilisait un tableau noir dans la salle jusque vers 1860.

Image n°2 : Programme du Concert of Antient Music (Londres) du 10 avril 1780

Mais les sociétés de concert imprimaient souvent des programmes. À Londres, la savanteAcademy of Ancient Music le faisait depuis 1730, de même que la Handelian Concert of Antient Music dès sa fondation en 1776. Un programme d’une des dernières séries (Image no 2), en 1780, reflète bien sa politique, consistant à ne jouer que des ouvrages datant de plus de vingt ans, qui distingue radicalement cette institution en Europe jusque dans les années 1810.

Les concerts donnés par la Gewandhaus sont imprimés sur des prospectus depuis leur début en 1781, qui fournissent même les textes des pièces vocales chantées.

Image n°3 : Programme d’un concert de la Gewandhaus (Leipzig) du 29 décembre 1785

On voit ici (Image no 3) un programme du mois de décembre 1785 qui ne fait pas de distinction entre les interprètes et les compositeurs pour les concertos. La Gesellschaft der Musikfreude à Vienne ne publiait pas seulement des programmes, elle en conservait également des copies pour la plupart d’entre eux, ainsi que des prospectus correspondant aux concerts donnés dans sa salle individuellement et en leur nom par des musiciens. Achevons la perspective en signalant qu’au cours des premières années du xixe siècle il se trouve déjà des auditeurs scrupuleux qui conservent les programmes et font don de leurs documents aux sociétés de concert ou à des bibliothèques.

Les premières études sur les programmes de concert sont l’œuvre de musiciens et de journalistes qui rédigent des histoires de sociétés de concert. En 1864, l’indispensable Antoine Elwart publie deux livres remplis des programmes, l’un de la Société des Concerts du Conservatoire et l’autre de son rival, les Concerts populaires de la musique classique dirigé par Jules Pasdeloup. En 1884, Alfred Dörffel rassemble les programmes de la Gewandhaus qu’il munit d’index précieux tant pour les compositeurs que pour les interprètes. En 1892, Henri Krehbiel publie les programmes de la Société Philharmoniquede New York et, vingt ans plus tard, il est imité par Miles Foster qui publie en 1912 ceux de la Société Philharmonique de Londres. Ces chercheurs ont produit ainsi des outils d’une valeur inestimable pour l’étude des concerts et nous leur devons beaucoup encore aujourd’hui.
Il reste que l’analyse historique de la programmation de concert s’est développé avec lenteur. Une étude de référence apparaît en 1870 : il s’agit de l’ouvrage d’Édouard Hanslick intitulé Die Geschichte des Concertwesens in Wien (Histoire des concerts à Vienne), qui est sans doute l’ouvrage le plus profond que l’on ait jamais écrit quant à l’analyse de la programmation de concert. Les études systématiques sur la programmation ont fait une réapparition dans les années 1980, dans des ouvrages consacrés à la vie de concert d’une ville ou à un domaine circonscirt de la vie de concert. Parmi les pionniers en la matière, je retiendrai tout particulièrement Joël-Marie Fauquet : Les sociétés de musique de chambre à Paris ; Marie Sue Morrow, Concert Life in Haydn’s Vienna ; et Simon McVeigh, Concert Life in London from Mozart to Haydn. En outre, Martha Handlos a produit une importante contribution au sujet du Concert Spirituel à Vienne où, dès les années 1820, l’on joue pour la première fois un répertoire canonique systématique de musique orchestrale (6). Plusieurs collègues français ont produit plusieurs études significatives consacrés à la province : sur Angers, par Yannick Simon et sur Bordeaux, par une équipe dirigée par M. Taïeb. Mon dernier ouvrage retrace une histoire de la programmation et de son évolution de 1750 à 1870.

Image n° 4 : Programme d’un concert à Stamford le 16 septembre 1840

Les directeurs du projet de catalogage espèrent prendre en charge beaucoup plus de fonds de programmes et publier leurs collections sur le web. Le projet a fait émerger des collections inconnues jusqu’alors. La plus impressionnante de toutes a été constituée par Breitkopf und Härtel entre 1893 et 1940 ; elle concerne les programmes des villes allemandes et d’autres régions d’Europe, Scandinavie, Russie et des Amériques. Plusieurs années différentes sont consultables à la British Library, à la Newberry Library of Chicago et dans les bibliothèques de Bâle, Stuttgart et Dresde. Cet ensemble documentaire ouvre la voie à de vastes problématiques concernant le répertoire auxquelles on n’a encore pas même songé.

Nous devons réfléchir en termes de concept quand nous abordons l’analyse des programmes. J’ai défendu ailleurs l’idée que l’élaboration d’un programme procède essentiellement d’un arbitrage politique. Choisir ce qui doit être joué entraîne nécessairement un ensemble de compromis entre des publics, des musiciens, des groupes partageant un même goût musical et, par extension, entre des forces sociales. Un concert s’adresse à une variété importante de groupes d’intérêt qui se distinguent les uns des autres par leurs traditions et leurs attentes, et la préparation du programme vise d’une manière ou d’une autre à combler ces demandes. Les musiciens et organisateurs de concert apprennent à négocier avec ces groupes, en cherchant à les satisfaire, séparément et ensemble. Pour comprendre cela, nous devons nous affranchir de nos propres présupposés les plus profonds en matière de « bonne » musique et de programmes de concert. Nous devons aborder avec objectivité les programmes qui sont apparemment étrangers à nos habitudes : le « miscellaneous program » – que l’équipe française de Patrick Taïeb traduit par « programme éclectique » –, qui peut nous apparaître comme un assortiment incohérent, composait un ensemble cohérent pour des auditeurs d’un autre temps.

Image n°5 : Récital de Liszt à Vienne le 5 mars 1846

Par exemple, voici le programme d’un concert de Franz Liszt à Stamford, dans le Nord-est de Londres, en 1840 : on remarque la symétrie qui sous-tend les deux moitiés du programme pour équilibrer deux séries d’extraits d’opéra, de chanson anglaise et ses pièces pour le piano (Image no 4). Par opposition, voici le programme de l’un de ses récitals, joué à Vienne en 1846 : il présente en caractères gras les pièces jouées par Liszt en solo (Image no 5). Nous devons aussi nous intéresser à la place occupée par les extraits d’opéra dans les programmes dans la mesure où ils étaient engageaient la participation des orchestres les plus importants au xixe siècle. Par exemple, en 1826, la Société Philharmonique de Londres propose un concert comportant un quatuor de Weigl, un trio de Rossini, un air de Zingarelli, et un duo de Mozart (voir image n° 6). Jusqu’en 1910, à la Gewandhaus, un chanteur devait terminer un concert en chantant plusieurs pièces accompagnées par le piano.

Image n°6 : Concert de la Société philharmonique de Londres le 1er mai 1826

Un canon s’impose au sujet des extraits d’opéras vers 1850 dans un nouveau type de concert entièrement dévolu à des opéras anciens et nouveaux. Des événements de ce genre avaient une certaine importance à Paris. Par exemple, la Matinée musicale annuelle donnée en mai 1869 par la chanteuse Mme Ronzi, née Scalese, montre à quel point ce canon était établi à cette époque. D’après un chroniqueur, Mme Ronzi était « une artiste de la bonne école », issue au sein d’une famille d’artistes possédant un goût raffiné, et dont les concerts étaient toujours populaires. Nous observons ce canon à travers la présence d’extraits de Mozart, Weber, Rossini, Donizetti et Bellini ; les seuls de compositeurs vivants étaient de Verdi et de Gounod. Ronzi opérait sa sélection d’ouvrages qui n’avaient pas été représentés sur la scène depuis un certain temps, comme par exemple, L’Italiana in Algieri de Rossini et Maria de Rudenz de Donizetti. Les chansons composées expressément pour être insérées dans des productions d’opéras étaient communes dans ce genre de programmes. Ici nous voyons trois compositeurs éminents Jacques Blumenthal, Giovanni Lucantoni et Adolphe Fumagalli.

Image n°7 : Matinée musicale annuelle à Paris, le 3 mai 1869

Si nous déplaçons notre regard trente ans plus tard, nous constatons une segmentation soigneuse des œuvres par époques. En 1896, une pianiste reconnue, Madeleine Jossic (née Jaeger), donna une série de trois récitals représentant différentes périodes stylistiques : « Musique classique, romantique et moderne » (voir Image no 8). Le premier concert est terminé par des pièces de Schubert, Mendelssohn et Liszt, et le deuxième, cela est à souligner, ne comporte que du Schumann et du Chopin (voir Image no 9).

Image n°8 et 9 : Récital (Madeleine Jossic) de « Musique classique » du 20 février 1896 et de musique « romantique » du 29 février 1896 à Paris

Le dernier était plus franchement un concert de musique nouvelle, comme cela existe depuis1830. Mme Jossic répartit équitablement les figures éminentes de compositeur – Fauré, D’Indy et Saint-Saëns – et les professeurs du Conservatoire – Antoine Marmontel et Louis Diémer – et son mari, Henry, qui a collaboré avec Emmanuel Chabrier. Il était aussi d’usage de conclure par des pièces écrite par la génération précédente, qui produit ici une succession quelque peu ironique avec du Reincke, Wagner et Brahms (voir Image no 10). Pour un pianiste, il existait d’autres choix possibles en matière de classiques dans la première moitié et de pièces récentes dans la deuxième, ou pour organiser l’alternance des pièces sélectionnées correspondant au deux périodes.
L’essentiel réside dans le fait que nous devons reconstruire les logiques présidant à l’organisation des programmes. En analysant l’organisation par genres, nous pouvons apprendre beaucoup sur la signification musicale et sociale des genres. Une pièce musicale ne vaut pas seulement en elle-même : les auditeurs la percevaient aussi à travers sa place au sein d’un programme conçu comme un tout.

Image n°10 : Récital (Madeleine Jossic) de musique « Moderne » du 10 mars 1896

William Weber
California State University, Long Beach


  1. http://www.cph.rcm.ac.uk/Concert%20Programmes/Pages/Details.htm
  2. Corpus réuni et édité par Michel Hild, consultable à : http://philidor.cmbv.fr/catalogue/intro-rpcf_lyon
  3. Le Musée de Bordeaux et la musique 1783-1793, éd. Patrick Taïeb, Natalie Morel-Borotra et Jean Gribenski (Rouen : PURH, 2005)
  4. Yannick Simon, L’Association artistique d’Angers (1877-1893). Histoire d’une société de concerts populaires, suivie du répertoire des programmes des concerts (Paris : Société Française de Musicologie, 2006) ; voir les programmes à  http://philidor.cmbv.fr/catalogue/intro-rpcf_angers
  5. Article à paraître dans un collectif RPCF
  6. Martha Handlos, « Die Wiener Concerts Spirituels (1819-1848) », in Österreichische Musik/Musik in Österreich : Beiträge zur Musikgeschichte Mitteleuropas, Theophil Antonicek zum 60. Geburstag (1998)
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